Acheter de la viande élevée sans antibiotiques : si A&W peut le faire, pourquoi pas aussi les hôpitaux canadiens?

Par Jennifer Reynolds, Food Secure Canada, et Stacia Clinton, Health Care Without Harm

Les établissements de soins de santé doivent faire face à la résistance aux antimicrobiens, qui est considérée comme une menace mondiale pour la santé par l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Chaque année au Canada, plus de 18 000 patient.es hospitalisé.es développent des infections résistantes aux antimicrobiens. On estime que le coût médical total de ces infections atteint un milliard de dollars par année. Pourtant, les établissements de soins de santé n’utilisent pas le meilleur outil à leur disposition pour les aider à combattre cette résistance, c’est-à-dire leur influence et leur pouvoir d’achat alimentaire.

 Voyons donc comment il serait possible de mettre à profit les quatre milliards de dollars dépensés sur des services alimentaires dans le milieu de la santé pour aider à combattre la résistance aux antimicrobiens et ce que nous pouvons apprendre des travaux faits par l’organisme Health Care Without Harm auprès des hôpitaux américains.

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Tout d’abord, qu’est-ce que la résistance aux antimicrobiens?

On parle d’une résistance aux antimicrobiens lorsqu’une bactérie évolue et devient résistante aux antibiotiques administrés pour traiter l’infection dont elle est responsable. Cette résistance est le résultat d’une utilisation excessive ou d’une mauvaise utilisation d’antibiotiques, par exemple lorsque des patient.es ne terminent pas leur traitement ou que l’on fait un usage excessif de ces derniers dans la production alimentaire. Elle se propage par l’entremise des animaux, des êtres humains et de l’environnement. Certains micro-organismes présentent désormais plusieurs types de résistance et c’est pourquoi on les qualifie de « superbactéries ». Tout cela indique un avenir proche assez inquiétant où nous ne serons plus en mesure de traiter des infections ordinaires.

« Si nous n’agissons pas dès maintenant, n’importe qui pourrait être hospitalisé dans 20 ans pour une chirurgie mineure et mourir à cause d’une infection ordinaire qui ne pourra pas être traitée grâce à des antibiotiques. »,
— Dame Sally Davis, professeure et médecin en chef au Royaume-Uni
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Les antibiotiques sont des médicaments que l’on utilise pour prévenir et traiter les infections bactériennes. La résistance aux antimicrobiens est un terme plus général, qui couvre la résistance aux médicaments utilisés pour traiter des infections dues aussi à d’autres micro-organismes, comme les parasites (paludisme ou helminthes, par exemple), les virus (VIH, par exemple) ou les champignons (Candida, par exemple).

La bonne nouvelle est que nous pouvons encore agir pour freiner le développement de cette résistance en réduisant et en gérant mieux l’utilisation d’antibiotiques. Au Canada, environ 30 % des antimicrobiens sont administrés aux êtres humains, l’autre 70 % étant administré aux animaux. Le rapport intitulé Lutter contre la résistance aux antimicrobiens et optimiser leur utilisation : un cadre d’action pancanadien (2017) met en évidence plusieurs mesures qui sont actuellement mises en place dans les secteurs de la santé et de l’alimentation. Par exemple, des hôpitaux élaborent des programmes de gestion, des projets comme Do Bugs Need Drugs? augmentent la sensibilisation des Canadiens envers une utilisation réfléchie et une plus grande surveillance est effectuée pour suivre le développement et la propagation de la résistance.
 

L’approvisionnement alimentaire : une stratégie négligée

Une stratégie importante a pourtant été négligée. En effet, pourquoi ne pas aussi cibler ce que nous mettons dans notre bouche?

La chaîne de restauration rapide A&W a annoncé en 2014 qu’elle n’achèterait que du poulet élevé sans antibiotiques, mettant sur pied du même coup un programme de fournisseur.ses pour répondre à sa demande. D’autres chaînes suivent aujourd’hui la tendance de la viande élevée sans antibiotiques. Il serait donc possible de profiter de manière similaire du pouvoir d’achat du domaine de la santé pour amener les éleveurs et les pêcheurs à réduire leur utilisation d’antibiotiques. Orienter ainsi stratégiquement l’argent du milieu pourrait créer un cercle vertueux dans lequel les fournisseur.ses de soins de santé aideraient à atténuer la crise et les coûts qui en découlent. Il sera alors crucial d’augmenter la demande des acheteurs pour amener les producteurs à créer un marché pour de la viande élevée sans antibiotiques.
 

« Tous les achats faits pour aider à réduire l’utilisation d’antibiotiques dans le domaine agricole peuvent avoir une incidence en encourageant un changement tant sur le plan de la pratique que de la politique. », Tertro, J., « Agriculture industry must kick dangerous antibiotic habit »
— The Globe and Mail, 14 novembre 2014
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Dois-je m’inquiéter de consommer des antibiotiques dans ma nourriture?

Le fait d’être exposés à des résidus d’antibiotiques dans notre nourriture n’est pas la préoccupation première. Les niveaux de ces résidus sont réglementés par l’Agence canadienne d’inspection des aliments. La menace à la santé publique découle plutôt de l’utilisation excessive d’antibiotiques qui crée des « superbactéries », auxquelles le public est exposé de diverses façons.

Plaider en faveur d’un investissement en amont pour mieux gérer les antibiotiques

Qu’est-ce que cela veut dire pour le budget des établissements de soins de santé canadiens? Il est possible d’en avoir une idée grâce à une étude de cas créée par le University of Vermont Medical Centre (anciennement Fletcher Allen Health Care). Le coût pour passer à une gamme de produits faits de poulets élevés sans l’utilisation routinière d’antibiotiques était de 75 000 $. Le coût pour traiter un patient ou une patiente aux prises avec une infection bactérienne résistante comme le staphylococcus aureus résistant à la méthicilline (SARM) était relativement le même. En adoptant la méthode du coût complet dans l’ensemble de l’hôpital, il semble donc assez raisonnable d’investir en amont dans l’achat de viande élevée sans antibiotiques pour aider à résoudre cet enjeu important.

Malheureusement, de nombreux gestionnaires de services alimentaires n’ont pas accès à des hausses budgétaires considérables. Ils ou elles apprennent plutôt comment intervenir en modifiant leurs menus afin de pouvoir acheter de la viande élevée sans antibiotiques à un coût habituellement plus élevé, et ce, grâce à des stratégies du type « moins de viande, mais de meilleure qualité ».
 

Moins de viande, mais de meilleure qualité

Le Canada peut s’inspirer du succès remporté par le programme Healthy Food in Health Care mis sur pied par Health Care Without Harm aux États-Unis. L’organisme exploite le pouvoir d’achat, l’expertise et la voix du milieu de la santé pour concevoir un système alimentaire durable. Une des initiatives clés du programme aborde la question des antibiotiques dans l’élevage animal.

Depuis 2010, Health Care Without Harm s’efforce d’amener les hôpitaux américains à adopter la stratégie « moins de viande, mais de meilleure qualité », dont le but est de réduire l’achat global de viande pour permettre aux établissements de faire des économies et réduire leur empreinte environnementale, tout en achetant de la viande élevée sans une utilisation routinière d’antibiotiques. Depuis 2017, 66 % du réseau national des établissements de santé signale acheter une certaine quantité de viande ou de volaille élevée sans l’utilisation routinière d’antibiotiques. Le rapport de 2017 sur le menu du changement (Menu of Change) souligne aussi des stratégies prometteuses, comme mélanger de la viande et des champignons pour réduire le coût de l’offre, effectuer des tests de goût dans les cafétérias et s’engager activement auprès des fournisseur.se et producteur.trices de viande. De son côté, le concours national intitulé Health Care Culinary Contest met en scène des chefs de services alimentaires du milieu de la santé et des clinicien.nes de renom dans le but de créer de nouvelles approches culinaires inspirées de la stratégie « moins de viande, mais de meilleure qualité ».

Pour bien faire entendre la voix des professionnel.les de la santé, Health Care Without Harm a fait équipe avec la Pediatric Infectious Diseases Society, le U.S. Public Interest Research Group et le groupe Sharing Antimicrobial Reports for Pediatric Stewardship pour former le collectif Clinician Champions in Comprehensive Antibiotic Stewardship. Celui-ci souhaite développer les connaissances de la communauté clinique quant au lien entre la résistance aux antimicrobiens et l’usage d’antibiotiques dans le secteur agricole. Il cherche aussi à encourager une action politique. Depuis sa fondation en 2014, le collectif a offert de la formation à des professionnel.les de la santé sur des politiques des domaines de la santé et de l’agriculture. Il a également créé la semaine de sensibilisation aux antibiotiques pour convaincre le milieu de l’urgence d’agir.

Les pressions exercées par des établissements et des professionnel.les de la santé ont eu un impact. Selon la U.S. Food and Drug Administration (FDA), les ventes d’antibiotiques utilisés dans l’élevage animal ont chuté de 10 % entre 2015 et 2016. C’est la première fois qu’on observe une diminution des ventes depuis que la FDA a commencé à surveiller ces données en 2009.

À ce jour, les progrès réalisés ont plutôt touché l’élevage de volaille. Health Care Without Harm dirigera désormais son attention vers le bœuf et le porc, et tentera d’harmoniser ses efforts avec ceux des établissements d’enseignement et des épiciers, l’idée étant de se servir de l’éducation, de l’approvisionnement et d’alliances internationales pour provoquer un changement.
 

Les prochaines étapes au Canada

L’OMS et le Gouvernement du Canada insistent sur l’importance d’adopter une approche du type Un monde, une santé pour faire face à la résistance aux antimicrobiens, puisque les humains, les animaux et l’environnement sont inexorablement liés. Il paraît donc logique d’exploiter toutes les ressources du milieu de la santé canadien, y compris son pouvoir d’achat alimentaire, pour aborder un enjeu si important.

Les établissements et les professionnel.les de la santé du Canada peuvent utiliser la trousse d’outils fournie par le collectif Clinician Champions in Comprehensive Antibiotic Stewardship pour commencer à intégrer l’approvisionnement alimentaire à leurs stratégies de gestion antimicrobienne. Il faut accroître le soutien pour encourager des efforts touchant l’ensemble de l’hôpital et sollicitant la participation des patient.es, des services alimentaires, des équipes cliniques et de la haute direction. Incorporer l’approvisionnement alimentaire des établissements de la santé dans les Pratiques organisationnelles requises (POR) liées à la gestion des antimicrobiens d’Agrément Canada pourrait aussi être un moyen d’accroître l’ampleur du champ d’action pour rejoindre tous les établissements.

Réduire la quantité d’antibiotiques utilisée par les producteurs alimentaires devrait faire partie des responsabilités du milieu de la santé en matière de gestion des antimicrobiens, et ce, dans le cadre de l’objectif plus vaste visant à rétablir le lien entre l’alimentation et la santé. Il est possible de réfléchir aux nombreux défis qui se présentent à nous et de les transformer en possibilités en servant des aliments plus frais, sains et durables dans le cadre de soins venant mieux appuyer le bien-être des patient.es, des employé.es et de la communauté.